1-Dimanche
rouge
Dimanche
9 janvier (22 janvier dans le calendrier géorgien) 1905,
Saint-Pétersbourg
C'était
le grand jour. Le jour où Nicolas II sauvera le peuple Russe. Elle
en était sûre. Ekaterina se dirigea vers son baquet et se rinça le
visage avec de l'eau glacée. Elle se regarda dans un minuscule
morceau de miroir. Ses yeux étaient creusés, son nez un peu crochu
à son extrémité, ses joues étaient rouges, réveillées par le
froid. Elle avait des cheveux secs, longs, fourchus et cassant. Ses
petites mains calleuses sortirent des tas de vêtements d'un meuble
crasseux. Elle se vêtit d'une, puis de deux, de trois et de quatre
couches d'habits et mit un châle sur sa tête. Son regard se perdit
un instant sur l'icône attachée au mur. Non, Il ne les abandonnera
pas, Nicolas non plus. Elle prit son petit Alexandre dans ses bras.
Il n'avait que quelques mois et avait les yeux verts de sa mère. Son
petit nez se retroussa rapidement au contact du froid. Ekaterina le
recouvrit d'un léger tissu pour le protéger. Elle avait décidé
qu'elle irait seule avec son fils. Sa fille aînée dormait à poings
fermés. Et... Et son mari, Ivan, avait été tué pendant la guerre
qui sévissait toujours, celle contre le Japon. Cette guerre
totalement inutile avait causé de nombreuses défaites et de
nombreuses pertes pour les Russes.
Ekaterina
ferma doucement la porte et la verrouilla. Les rues étaient encore
blanches à St Saint-Pétersbourg. Xenia l'attendait sur le trottoir
d'en face. Elle lui fit signe de venir.
« Le
Pope Gapone n'est pas loin ! Nous nous rendons sur la place du
Palais d'Hiver !
-C'est
fantastique ! Allons-y !
-Regarde,
certains ont ramené des icônes représentant notre tsar. »
En
effet, des dizaines de personnes qui se dirigeaient vers la place du
Palais d'Hiver portaient des icônes représentant Nicolas II et sa
famille, d'autres portaient de grands drapeaux et les agitaient avec
vigueur. La manifestation n'était en aucun cas guerrière. Beaucoup
de femmes et d'ouvriers avaient amenés leurs enfants et leur
famille. La joie était de mise. Certains chantaient, les enfants
sautillaient. Les manifestants pacifistes avancèrent lentement le
long de la Perspective Nevski. Petit à petit, d'autres ouvriers se
joignirent à eux et formèrent un groupe gigantesque de quelques
dizaines de milliers de personnes. L'ambiance était bon enfant. Ils
étaient salués des fenêtres des immeubles. Les carillons des
églises sonnaient gaiement. La neige crissait sous leur vieilles
chaussures. Enfin, il bifurquèrent. De loin, Ekaterina aperçut la
Forteresse Pierre et Paul. Majestueuse et grandiose, elle se dressait
devant eux comme un obstacle impénétrable. Heureusement, ils ne
devaient pas passer par là. Ils tournèrent à gauche et enfin, le
Palais s'ouvrit devant eux. Il était sublime sous la neige. De
somptueuses colonnades défilaient devant leurs yeux ébahis.
Attroupés sur la place principale, ils appelèrent leur tsar
bien-aimé. Mais certains tiquèrent. L'armée de Nicolas était
massée devant le Palais. Soudainement, une rumeur se répandit dans
la foule. Ekaterina se retourna, un vieillard lui annonça :
« Un
autre groupe de manifestants était sur le Pont de Nerva, ils ont
osé.
-Comment ?
-Ils
ont chargé dans la foule. Gapone était avec eux. Les cosaques ont
écrasé, piétiné... Tué.
-Seigneur... »
Un
grondement s'éleva du groupe pourtant si pacifiste il y a quelques
temps.
Les
uniformes répugnaient les manifestants. Un régiment, le régiment
Preobajenski fouettait la foule et la chassait du plat de son sabre.
Ekaterina et Xenia furent bousculées.
Des
tirs de semonce fusèrent, auxquels répondirent des jets de pierre
de la foule. Les enfants grimpèrent aux arbres et aux statues pour
voir la foule dont la colère grandit de seconde en seconde.
Ekaterina, de par sa grande taille, aperçut des femmes qui
s'agenouillèrent en levant leurs enfants dans le ciel pour implorer
leur seigneur. Au contraire, les hommes insultèrent les soldats. La
manifestation pacifiste qui demandait de meilleurs conditions de
travail et l'arrêt de la censure envahissante se transforma en cohue
emplie de cris et de haine. Des enfants pleuraient, d'autres riaient
à gorge déployée, perchés dans leurs arbres gelés. La tension
était à son comble. Ekaterina et Xenia se regardèrent, anxieuses.
Ekaterina embrassa Alexandre. Les deux amies se serraient la main.
Les tirs s'étaient arrêtés, des deux côtés. Les deux femmes
tentèrent de sortir de la foule. Elle les en empêcha. Soudain, un
tir retentit. Un enfant. Un enfant perché sur une statue tomba au
sol. Le sang coula sur la neige immaculée. La foule eut un réflexe
de haine. Le geste avait été commis. Les autres soldats
continuèrent à tirer. Les tirs atteignirent leur cible à tous les
coups. Des hommes, des femmes et des enfants au premier rang
s'écroulèrent lentement. Ekaterina et Xenia suivirent la foule qui
fuyait vers le centre-ville. Les soldats les suivirent sur la
perspective Nevski. Xenia hurla. Une balle s'était nichée dans sa
jambe. Ekaterina la tira par le bras. Xenia trébucha. Ekaterina la
releva. Toutes deux tentèrent d'entrer dans une pharmacie. Les
boutiques étaient toutes fermées. Le propriétaire de celle-ci
était à l'intérieur. Il regarda avec horreur la foule qui fuyait
dehors. Ekaterina frappa sur la vitre aussi fort qu'elle le put. Elle
hurla. L'homme la regarda froidement et monta à l'étage. Ekaterina
tenta de soulever Xenia, mais elle avait déjà son fils. Elle ne
pouvait pas sauver les deux. Xenia acquiesça en sanglotant.
« Je
reviendrai te chercher quand tout cela sera finit, je te le promet. »
Elle
emmena Xenia dans une ruelle et court chez elle. Elle s'enferma,
réveilla Julia et sanglota sur sa fille.
« Que
s'est-il passé maman ?
-Ils
ont tiré... Ils ont tiré... »
Julia
regarda avec horreur par la fenêtre. Des gens couraient et
hurlaient. Julia barricada la porte et les fenêtres avec des
morceaux de bois.
« Comment
est-ce possible ?... Comment est-ce possible ?, murmura
Ekaterina.
-Notre
batiouchka nous a abandonnés mère... »
Ekaterina
pleura toute la journée dans les bras de sa fille. Elle avait déjà
tenté de sortir trois fois de chez elle, en vain. La nuit commençait
à tomber. Elle sortit enfin, en laissant ses enfants à l'intérieur.
Elle ravala un haut-le-cœur. Des corps jonchaient les rues. Les
derniers ouvriers dehors cassaient les vitrines des magasins de luxe.
Les nantis étaient tabassés. Ekaterina courut dans la neige
vermeille. Elle trébucha et se retrouva nez à nez avec un corps...
Sans tête. Elle hurla et repartit de plus belle. Dans la ruelle,
elle ne trouva pas Xenia. Elle vit la tâche de sang, mais pas son
amie. Elle tourna alors dans la perspective Nevski et, par instinct,
se dirigea vers la boutique. La vitrine avait été cassée, elle
enjamba les morceaux de verre. Elle en prit un dans sa main. Ensuite,
elle monta les marches qu'avait monté le lâche. Elle enfonça la
maigre porte de bois qui s'écroula sous sa force. Il fallait dire
que le travail avait forgé à Ekaterina de sacrés muscles. Le
pharmacien qui était sur son sofa se leva subitement et fit face à
Ekaterina. Xenia était allongée au sol. Son teint était aussi
blanc que la neige de la matinée. Au contraire, le teint du
pharmacien était aussi rouge que la neige de la soirée.
«Que
fait-elle ici ?
-Elle
a cassé la vitrine et a réussi à monter ici avec ses dernières
forces. Elle est morte dès qu'elle est arrivée là.
-Pourquoi
avez-vous gardé votre porte fermée !?
-J'avais
peur. »
Le
pharmacien était aussi frêle qu'une brindille. Ekaterina se jeta
sur lui. Elle lui serra le cou. Elle le relâcha, il respirait
encore. Il tenta d'attraper un couteau mais Ekaterina l'en empêcha
et planta le morceau de verre dans son ventre. Du sang coula des
lèvres du pharmacien. Il tomba lourdement au sol. Ekaterina baisa le
front de Xenia et mit le morceau de verre dans la main de son amie.
Elle descendit les marches sans se retourner. Elle vola ce qu'elle
pût dans le magasin et courut dans la rue. Elle se lava le sang
qu'elle avait sur les mains avec la neige encore blanche. Elle se
rendit chez elle. Ses deux enfants dormaient tranquillement.
Ekaterina se glissa dans le lit, à côté de sa fille. Elle la serra
fort dans ses bras et tenta, en vain, d'effacer cette journée de sa
mémoire. Elle sombra dans le sommeil et, bien entendu, fit les pires
cauchemars qu'elle pouvait imaginer...