Il
n'y a pas d'amour heureux
Rapidement,
elle traversa le salon et se rendit dans la chambre à coucher. Il
était là, voûté sur sa table de travail, tremblant comme un
enfant à qui l'on allait donner sa punition.
« Je
ne pensais pas que ce jour pourrait avoir lieu, annonça-t-il, avec
tristesse et détachement. »
Il
se leva avec une extrême lenteur. Les mains fébriles, les yeux
exorbités et injectés de sang, la tête basse, il n'était plus que
l'ombre de lui-même. Il n'était plus rien. Elle lui prit le bras
avec cette précipitation qu'ont les personnes qui veulent « bien
faire ».
« Au
salon, murmura-t-il, morne. »
Elle
l'emmena doucement, comme une infirmière le ferait avec un patient.
Il s'assit dans le canapé. Elle se mit à genoux devant lui et le
regarda avec une extrême tendresse. Il lui caressa les cheveux,
comme il aurait pu le faire avec sa chienne. Comme une proie aux
aguets, il se redressa et appela son animal. La belle chienne
accourut, langue pendante. La femme fut presque jalouse de ce pelage
soyeux et de ce regard vitreux tant il aimait son animal. Il avait
retrouvé l'envie de poursuivre sa mission lorsqu'il se souvint que
tout était fini. Il n'y avait plus de temps à perdre. Il se leva
avec conviction.
« Nous
y sommes. »
Il
ouvrit le tiroir d'un de ses buffets et en tira un revolver. Assise
par terre, elle frissonna à la vue de l'éclat noir. Il chargea
l'arme avec cette même lenteur commune à chacun de ses faits et
gestes. Au bord de l'hystérie, elle lui arracha l'instrument de mort
et termina de le charger avec l'habileté et la rapidité d'une
experte. Elle lui rendit le pistolet et reprit sa place : au
sol, à côté du canapé. Elle admira les garnitures blanches en
forme de fleur de son vêtement. Elle épousseta sa robe bleue foncé
de quelque matière invisible.
« Tu
es nerveuse ?
-Qui
ne le serait pas ? »
Elle
respira avec précipitation. Elle sortit un chapelet de sa poche. Il
leva les yeux au ciel, méprisant. Elle le manipula frénétiquement
en murmurant une langue inconnue aux oreilles de l'homme. Elle ouvrit
la croix de son chapelet et en sortit une minuscule pastille
immaculée.
« C'est
Lui qui t'offre ce poison ?, ricana-t-il.
-Ne
plaisante pas avec ça s'il te plaît, rétorqua-t-elle, les yeux
assassins. »
La
chienne vint lécher la figure de la femme. Elle la repoussa avec
ardeur :
« Et
dit à Blondi de sortir d'ici ou tue-la !
-Oui,
d'accord. »
Il
caressa une dernière fois derrière ses oreilles, son endroit favori
et il tira un seul coup dans le crâne de la chienne, qui tomba
délicatement à ses pieds. La femme mit ses mais devant sa bouche et
poussa un cri. Elle détestait la vue du sang, cruelle ironie.
« Tu
n'étais vraiment pas faite pour être ma femme.
-Mais
je l'ai été, et je le serai jusqu'au bout. »
Il
vint s'accroupir près d'elle et l'embrassa. Le contact de la
moustache la fit frissonner, comme toujours. Elle caressa la mèche
de l'homme avec la délicatesse d'une mère.
« Fais-le,
ordonna-t-elle, avec une vigueur rare dans sa voix cristalline. »
Il
s'allongea avec avec parcimonie sur le sofa. Elle détourne la tête.
Le coup de feu résonna dans le bunker. Elle prit son comprimé de
cyanure qu'elle croqua. Une douce chaleur investit son corps comme
une gangrène agréable. Cette sensation se transforma en brasier.
Chacun de ses organes éclata, chacun de ses muscles se disloqua,
chacun de ses tissus brûla. Elle lâcha son chapelet dans un sursaut
de douleur. Elle se recroquevilla comme un fœtus. Elle sourit. Elle
allait mourir avec son amour. Mourir avec son ange. Avec son ange de
mort. Elle réussit à articuler ce qui furent ses dernières
paroles :
« Seigneur,
accueillez une femme qui a toujours aimé son mari, qui l'a toujours
suivi dans l'ombre, toujours accompagné dans ses peines, dans ses
doutes. Accueillez une femme si aimante, si aimante d'un homme haï
par le monde entier. Accueillez Eva Braun. Eva Braun-Hitler. »