Voilà une nouvelle histoire (et oui encore une !) Vous remarquerez la ressemblance entre Arianna et la Diva de l'Adriatique, mais elles n'auront pas la même fin !
-I-
Les
lumières étaient éblouissantes. Je mis ma main en visière pour
apercevoir la scène. Beaucoup trop lointaine à mon goût. Je
tournai la tête. Je vis Paul qui me regardait en souriant. Il était
heureux d'être ici, c'est ce qui importait. Je lui rendis ce
sourire. Qu'importe. Le visuel ne comptait pas dans les bars à
spectacles quand Arianna s'y produisait. Sa voix. Je voulais
seulement entendre sa voix. Toute une classe de la population
parisienne était présente ici, au Diamant. Des gens riches surtout.
Des hommes en costume ou, plus casual, en chemise blanche et veste.
Des femmes en robes ou en jupe. Je baissai les yeux et me fixai. Une
robe qui avait dû être noire il y a un temps, était maintenant
entre le gris foncé et le gris souris. Des vieux talons-aiguilles
usées à leur extrémité. Je bougeai un de mes pieds dans ces
chaussures si inconfortables. Je sentis quelques chose. Ah oui. Une
des deux semelles était sur le point de se décrocher. Merci.
J'adore les surprises. Enfin... Je voulais voir ce phénomène, cette
« grandeur terrible » qui se dégageait de son visage,
comme le décrivait l'article élogieux qu'avait fait Télérama.
Voilà. Les lumières faiblirent. Paul me prit la main et la serra.
Je la laissai, tel un poisson mort entre ses mains fermes. Puis, je
me ravisai. Je la retirai subitement, sans même le regarder. Je
voulais seulement entendre chanter Arianna. Elle arriva, escortée
d'un homme musclé, qui la laissa devant son micro. Elle possédait
une grande chevelure brune comme l'on n'en faisait plus au
vingt-et-unième siècle. Un chapeau que l'on croyait tout droit
sorti d'un coffre victorien lui recouvrait le visage avec une
voilette noire. Je réussis tout de même à distinguer son visage
nettement, malgré la distance et la voilette. Elle m'étonna
d'abord. Une diva. Je m'attendais à une véritable Diva, avec des
formes pulpeuses et même grasses. Pas du tout. Elle n'avait aucune
forme. Le mot maigreur convenait même à cette femme. Ses pommettes
étaient comme des épines traversant un visage fin, à la forme de
losange. Ses yeux, incroyablement gros pour ce visage d'oiseau,
étaient d'une couleur bleue ou verte, je croyais même remarquer
quelque reflets mauves. Son nez était bizarrement insipide, d'aucune
originalité. Un nez banal. Cela confirmait le caractère humain de
cette femme, malgré sa beauté étrangère à notre monde. Cela me
rassura. Elle humidifia ses lèvres en sortant un petit bout de
langue rosée. Ces mêmes lèvres étaient sublimées par une couleur
noire, noir de jais. Cette longue chevelure, faite de belles boucles
anglaises, descendait en virevoltant, comme appelée de tous côtés
par une force invisible, jusqu'à ses épaules frêles et
délicatement découvertes. Elle portait une robe, d'un noir aussi
sombre que ses cheveux et lèvres. Fendue jusqu'en haut de la cuisse
à la mode chinoise, celle-ci laissait paraître intimement une
partie de sa jambe, d'une maigreur et d'une blancheur cadavérique.
Bien sur, sa blancheur. C'est le point qui m'avait le plus frappé à
son arrivée. Peut-être parce que chaque partie de son corps nous
étaient dévoilées. Des bras, des épaules, une jambe, un visage,
un cou, un décolleté, des chevilles. Tout son corps était d'une
blancheur nacrée. Pas une tâche, pas un grain de beauté... Je sut
après qu'il était impossible de ne pas avoir de grains de beauté,
ni sur les bras, ni sur les jambes, ni sur le visage. Je revins sur
son visage et ses traits d'un infinie finesse. Ses cils d'une
longueur indéfinissable, ensuite cachés par cette mystérieuses
voilette, soulignaient la magnificence de ses yeux. J'entendis Paul
se rapprocher de moi. Il tenta de m'embrasser. Je le repoussai.
Personne n'avait le droit de détruire ce moment. Mon moment. Elle
fit quelques pas minuscules et hésitants vers le micro. Aucun regard
vers le public. Aucun clin d’œil séducteur. Aucun de ces
artifices dont auraient usé les autres chanteuses de cabarets. Ses
yeux n'avait fait aucun mouvement. Elle prit le micro de sa main de
craie. Elle le rapprocha de son visage d'albâtre. Elle replaça une
mèche de cheveux derrière une de ses oreilles. Le pianiste tapa sur
les touches avec grâce et aisance. Les notes s'envolèrent comme des
rossignols.
Et
elle commença. Une sublime chanson. Arc-en-ciel infini, fleurs
sensuelles, douce brise, soleil caressant, nuages d'argent et la
Mort. La mort qui côtoient ces éléments si beaux. Mais la Mort
elle-même n'était-elle pas somptueuse ? Ses bras nus
n'accueillaient-ils pas avec sincérité les âmes égarées ?
Son visage caché ne souriait-il pas avec douceur ? Sa faux ne
servaient-elle pas à nourrir ces mêmes âmes ?
Sa
cape noire, noir de jais, ne protégeait-elle pas ses invités des
intempéries ou du danger des Limbes ? C'est ce que j'avais
compris du chant. De cette ode à la Mort. A moins que le sens m'ait
échappé. Peut-être était-ce une ode à l'Amour ? A la Joie ?
A la Nature ? Au bonheur ? Toutes se ressemblaient car
derrière toutes ses cachettes, la Mort prend place, magistralement.
L'ode à la Mort était plus belle, infiniment plus attirante que
toutes ces créations visant à réconforter un être humain en perte
de l'Espoir. La dernière note allait retentir. Un vibrato hors du
commun allait charmer notre ouïe. Rien. Comme ce mot est
destructeur. Il n'est pas, puisqu'il n'est rien, mais comme le trou
noir qui aspire tout autour de lui, ce mot, ce petit mot est messager
de déception et grossit au fur et à mesure qu'il collecte ce
sentiment. Rien n'arriva donc. Aucun son. Ma tête, plongé vers le
plafond, se rabaissa subitement. Je me levai, d'un bond. Elle aussi
baissa la tête subitement. Son chapeau tomba au sol, sa voilette
avec. Elle mit une main à son cou et l'agrippa, comme elle
s'agrippait à la main de l'Espoir. Ce vil Espoir lui tourna le dos
et lâcha cette main. Elle la serra plus fort autour de ce cou
gracile. Une subtile toux, aussi sublime que la chanson qu'elle
venait d'interpréter, sorti de sa bouche. Elle releva sa tête et la
montra à la face du monde. Ses yeux n'étaient pas bleus ou vert, ni
reflétant du pourpre, comme je l'avais cru voir, mais gris. D'un
gris de pierre. Maintenant je le remarquai. Son visage n'était pas
blanc, son corps n'était pas blanc, mais gris. Sa chevelure noire
devint terne comme un miroir sans teint, puis grise. Sous son rouge à
lèvres noir, on pouvait deviner la couleur de ses lèvres. Sous
cette robe, on pouvait deviner la couleur de son corps. Je poussai un
cri, un cri puissant, aiguë, un cri égoïste. Je voulais voir cette
mort. Ce décès était à moi. Tout le monde se retourna vers moi,
interloqué. Je vis seule la Diva tomber en arrière. Un dernière
flamme, grise, alluma ses yeux. L’Espoir était parti. Il avait
définitivement laissé place à sa proche amie. La Mort avait ouvert
ses bras accueillants. A son contact au sol, la Diva éclata. En un
million de morceaux elle se brisa, comme une statue Grecque. Le bruit
fit retourner tout le monde vers Arianna. Mais j'étais seule à
avoir vu sa chute. Je soupirai, satisfaite. C'est dans ce bruit
épouvantable, dans ce tel contraste avec sa subtile musique, qu'elle
se protégea sous la cape de la Mort et embrassa son doux visage. Les
gens hurlaient. Paul était choqué. Ses mains étaient crispées sur
la table et ses yeux ronds fixaient les morceaux de pierre au sol. De
pierre. Elle était devenue pierre. Comment ? Je le sut après.
Tout le monde le sut après...
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